Le Monde, 19 septembre 2009 samedi
Pour la première fois, un consensus émerge dans le monde scientifique et apicole sur les causes des surmortalités qui affectent les populations d'abeilles de la plupart des continents. Ce tournant est perceptible au congrès Apimondia, qui réunit à Montpellier, du mardi 15 au dimanche 20 septembre, 500 scientifiques spécialistes de l'abeille et 10 000 participants.
Après plusieurs années marquées par la recherche infructueuse d'un " tueur " patenté de l'abeille - virus, parasite ou pesticides -, la théorie de facteurs multiples, qui agiraient séparément mais aussi combineraient leurs forces, est de plus en plus partagée. C'est désormais l'axe de recherche privilégié. " Nous n'avons toujours pas d'explication claire du phénomène, mais nous sommes sûrs qu'il n'a pas une cause unique ", affirme le biologiste Peter Neumann, responsable d'un programme international de prévention des pertes de colonies baptisé Coloss.
" On peut faire un parallèle avec la grippe chez l'homme, qui peut avoir des conséquences graves si l'organisme est déjà affaibli, a expliqué Jeff Pettis, directeur de recherche au ministère de l'agriculture américain. Je pense que l'abeille est soumise à toute une série de stress, et que les virus et autres pathogènes sont des opportunistes qui la tuent parce qu'elle est déjà affaiblie. "
Sur le terrain, l'hécatombe continue. Les chiffres présentés au congrès Apimondia confirment l'ampleur des mortalités. Aux Etats-Unis, le taux de pertes a atteint 30 % à la sortie de l'hiver dernier. Le Canada a également perdu quasiment un tiers de ses populations d'abeilles. En Europe, les chiffres varient entre - 10 % et - 30 %.
En France, l'enquête effectuée par le Centre national de développement apicole (CNDA) devrait aboutir à un chiffre compris entre 20 % et 25 %. Au Moyen-Orient, les mortalités atteignaient, en 2008, environ 20 % du cheptel en Jordanie et au Liban, et allaient de 22 % à 80 % selon les régions étudiées en Syrie et en Irak. Des surmortalités ont également eu lieu au Japon, en Argentine et au Brésil, mais elles n'ont pas été quantifiées.
Diverses théories se sont affrontées ces dernières années pour les expliquer. Les apiculteurs européens, en premier lieu les Français, accusent les pesticides, responsables d'intoxications aiguës, mais aussi soupçonnés de provoquer des intoxications chroniques.
La plupart des scientifiques, eux, ont désigné comme coupable Varroa destructor, un parasite présent partout sur le globe, qui n'est pas toujours traité correctement par les apiculteurs. Un chercheur espagnol, Mariano Higes, voit plutôt dans le champignon microscopique Nosema ceranae la cause de tous les maux. Enfin, des scientifiques américains ont récemment suivi la piste d'un virus (Israeli acute paralysis virus) présent dans les colonies affectées par le syndrome d'effondrement des colonies. Mais aucune théorie ne l'a emporté.
Les scientifiques parlent désormais de phénomène " multifactoriel ". Les divers suspects seraient tour à tour responsables des mortalités - qui n'ont pas forcément les mêmes causes dans tous les pays. Mais surtout, la piste d'interactions entre eux est prise très au sérieux. Selon cette théorie, l'abeille serait affectée par une série de stress " primaires ". Les virus et champignons seraient des agents " secondaires ", qui profiteraient de la faiblesse des abeilles.
La liste des " stress " subis par l'insecte est longue. Il y a bien sûr la présence du Varroa, surnommé le " vampire de l'abeille ". Le changement climatique raréfie les disponibilités en eau. Les effets de l'exposition chronique aux faibles doses de pesticides présentes partout dans l'environnement et les interactions entre les multiples molécules utilisées ne sont pas correctement évalués. Enfin, l'appauvrissement de l'alimentation des abeilles, dû aux monocultures intensives, serait également en cause. " On sait qu'avec un pollen dont la valeur nutritive est faible, l'abeille est moins bien armée pour détoxifier les pesticides ", explique Axel Decourtye, spécialiste des abeilles à l'Association de coordination technique agricole (ACTA).
Marché mondial des reines
Autre source potentielle de troubles : l'existence d'un marché mondial des reines, qui privilégie les variétés les plus productives au détriment de celles adaptées aux conditions locales, et appauvrit la diversité génétique. En Syrie, les apiculteurs ont remarqué que les colonies dont les reines avaient été importées mouraient en plus grand nombre que les espèces locales. Ces échanges favorisent, en outre, la diffusion des maladies et parasites.
Les scientifiques sont encore loin d'y voir clair. " La colonie est un système complexe - elle peut compter jusqu'à 40 000 abeilles - , qui peut être influencé par de multiples facteurs, variables dans le temps et l'espace, explique M. Decourtye. Nous avons affaire à des effets différés dans le temps très difficiles à appréhender. "
L'absence de données standardisées est un handicap majeur. " Aujourd'hui, chaque pays déclare selon ses propres critères, et certains ne déclarent rien, relève Peter Neumann. Nous devons absolument avoir une idée claire des symptômes présentés par les colonies mortes ou affaiblies. "
Selon le chercheur, la question du déclin des pollinisateurs est " gravement sous-estimée par les gouvernements ". La mortalité des abeilles n'affecte pas seulement les apiculteurs, contraints de " remonter " leur cheptel en divisant leurs essaims, en achetant de nouvelles reines... ou de mettre la clé sous la porte.
Si la citation catastrophiste d'Einstein, qui prédisait l'extinction de l'homme quatre ans après celle de l'abeille, est apocryphe, les conséquences d'une disparition des insectes pollinisateurs seraient graves, estiment les chercheurs. Un tiers de l'alimentation européenne, en particulier les fruits et légumes, doit être pollinisé par des abeilles domestiques ou sauvages. " Nous aurons moins de nourriture, dans un monde en croissance démographique, prévient M. Neumann. Sans parler de l'impact de la disparition des abeilles sauvages. " Essentielles à la préservation de la biodiversité, celles-ci disparaissent elles aussi à un rythme inquiétant.
Gaëlle Dupont
L'étau se resserre autour des "tueurs" de l'abeille. Alors que l'hécatombe se poursuit, les chercheurs ne croient plus à l'hypothèse d'un responsable unique
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