C’est un communiqué d’apparence anodine, rendu public le 2 avril par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). La vénérable organisation de défense de la biodiversité, célèbre pour le maintien de sa « liste rouge » des espèces menacées, y dresse un sombre état des lieux de la situation des bourdons d’Europe, importants pollinisateurs : 30 des 68 espèces du genre Bombus présentes sur le continent y sont en déclin et 12 menacées d’extinction. « Le changement climatique, l’intensification de l’agriculture et les changements dans l’utilisation des terres agricoles sont les menaces principales auxquelles ces espèces sont confrontées », précise l’UICN dans son communiqué.
Rien, a priori, qui soit matière à polémique. Pourtant, sollicités par Le Monde, plusieurs chercheurs se montrent très circonspects sur la tournure du texte. A mots à peine couverts, certains y voient l’influence de pourparlers en cours entre l’organisation de protection de la biodiversité et Syngenta, un des principaux producteurs d’insecticides agricoles.
« Le mot “pesticide” n’apparaît qu’une seule fois dans le communiqué et encore au cinquième paragraphe, dans une citation attribuée à un responsable européen », grince un apidologue qui a requis l’anonymat. « Je n’ai jamais vu jusqu’à présent d’éléments clairs liant les déclins de bourdons et d’abeilles au changement climatique », ajoute Dave Goulson, professeur à l’université du Sussex (Royaume-Uni) et spécialiste de la biologie des pollinisateurs.
Ce n’est pas tout. Les solutions proposées par l’UICN dans son communiqué pour protéger les pollinisateurs sauvages sont précisément celles préconisées par les industriels de l’agrochimie : « mise en place de bordures et de bandes-tampons autour des terres agricoles riches en fleurs » et « préservation des prairies ». A aucun moment, l’UICN n’évoque la restriction d’usage de certains produits phytosanitaires – solution pourtant déjà partiellement mise en place au niveau européen, avec le moratoire en vigueur depuis décembre 2013, notamment sur trois molécules dites « néonicotinoïdes ».
« CALOMNIE » ?
Pour Jean-Christophe Vié, directeur adjoint du programme sur les espèces de l'UICN, ces soupçons relèvent de la « calomnie ». « Nous ne recevons pas de fonds de la part de Syngenta, précise-t-il. Il y a des discussions en cours, mais il n’y a pas d’accord conclu. Si un accord est conclu, nous donnerons l’information sur notre site Web, en en publiant les termes. C’est notre politique de transparence. » La perspective d’un tel accord suscite des tensions au sein de l’organisation. Celles-ci couvent depuis la participation de Syngenta au World Conservation Congress de l’UICN, tenu à Jeju (Corée du Sud) en septembre 2012. L’agrochimiste suisse n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.
Selon un courrier interne de l’UICN obtenu par Le Monde, les discussions sont bel et bien en cours. Le document, daté du 5 mars, prévoit « une réunion de haut niveau » d’une journée et demie entre une dizaine de responsables de l’UICN et autant de hauts cadres de la société suisse. Prévue pour avril, la rencontre a été reportée, selon nos informations, dans le courant de mai.
Elle est rendue possible par la décision C/82/19 du Conseil de l’UICN, qui permet d’« explorer le potentiel de collaboration entre l’UICN et Syngenta », dans la perspective de décider d’une « future relation contractuelle d’ici à la fin 2014 ». Le courrier précise que l’un des objectifs poursuivis est d’« identifier les domaines de convergence et de divergence [entre les deux organisations] pour aboutir à des changements tangibles et positifs » et de « créer un espace de dialogue constructif sur les points de désaccord »…
En outre, Jean-Christophe Vié rappelle que les évaluations de l’organisation sont confiées à des scientifiques extérieurs. Reste que M. Vié lui-même admet avoir été « surpris » que les cinq experts commis par l’UICN « n’aient pas coché la “case pesticides” ». Dans la liste de menaces déterminées pour chacune des 30 espèces en déclin, le changement climatique est mentionné pour 23 d’entre elles, au côté d’autres causes, comme « les changements de pratiques agricoles ».
LE BÂT BLESSE
Pour plusieurs chercheurs interrogés par Le Monde, le bât blesse. Car une seule étude expérimentale dûment publiée fonde l’essentiel de l’attribution de ces déclins au changement climatique. Conduite par deux chercheurs de l’université de Mons (Belgique) – dont l’un était de plus membre du panel de l’UICN –, l’étude en question suggère, de fait, une corrélation entre l’abondance de populations de bourdons et le réchauffement dans une région des Pyrénées. Mais elle demeure limitée à une petite zone et ne semble pas avoir convaincu outre mesure la communauté scientifique : publiée en 2012 dans les Annales de la société entomologique de France, elle n’a, selon la base de données Scopus, jamais été citée par des travaux ultérieurs.
« Or il y a de nombreuses études montrant les effets des insecticides agricoles sur les bourdons, proteste un biologiste. En particulier, Penelope Whitehorn [université de Stirling] a publié un travail majeur dans la revue Science en 2012 montrant qu’une exposition de bourdons communs à des doses d’imidaclopride [un insecticide néonicotinoïde] rencontrées dans la nature, réduisait de 85 % la production de reines dans une colonie. »
L’étude, l’une des plus citées sur le sujet, concluait : « Vu l’échelle à laquelle sont utilisés les néonicotinoïdes, ils sont susceptibles d’avoir un impact négatif considérable sur les populations de bourdons dans le monde développé. » Une quinzaine d’études, publiées depuis deux ans, documentent une variété d’effets délétères d’insecticides agricoles sur des bourdons.
« PAS DE PREUVES DIRECTES »
« Les menaces listées pour les bourdons résument ce qui peut conduire à des risques d’extinction au niveau européen, et n’ont pas pour vocation d’être une description complète de toutes les menaces pesant à l’échelon local sur les espèces en question, répond Ana Nieto, chargée de la conservation de la biodiversité européenne à l’UICN. De fait, il faut noter que des espèces très répandues peuvent souvent connaître des déclins sévères dans certaines zones, par exemple dus aux pesticides, mais restent communes ailleurs. » Selon l’évaluation de l’UICN, une dizaine d’espèces voient même leur population globalement augmenter. Mme Nieto ajoute que le seul lien d’intérêt déclaré par les cinq experts est un financement de 8 000 euros obtenu en 2009 par l’université de Mons, dont deux des cinq experts sont issus, auprès de sociétés agrochimiques.
Quant aux éléments de preuves faisant du réchauffement un élément majeur du déclin, Mme Nieto répond qu’il s’appuie également sur les résultats préliminaires du programme européen STEP (Status and Trends of European Pollinators), non encore publiés.
Interrogé par Le Monde, le coordinateur du projet STEP, Simon Potts (université de Reading), cité dans le communiqué de l’UICN, défend le travail de l’organisation. Il pointe le fait que « si les pesticides peuvent être potentiellement impliqués dans des déclins de populations, il n’y en a pas de preuves directes ». Les études montrant leurs effets délétères ne concernent, selon lui, que l’espèce la plus commune (Bombus terrestris), non les espèces réellement menacées, dont quelques-unes ne vivent d’ailleurs pas en zones de grandes cultures.
Cet état des connaissances autorise une variété d’opinions. Réagissant au moratoire européen sur trois insecticides néonicotinoïdes, M. Potts déclarait ainsi, en avril 2013 au Guardian : « Le moratoire est une excellente nouvelle pour les pollinisateurs. Le poids des preuves données par les chercheurs indique clairement que nous avons besoin de supprimer progressivement les néonicotinoïdes. Il y a plusieurs alternatives à leur utilisation, et les agriculteurs bénéficieront de populations de pollinisateurs en bonne santé. »
Mais six mois plus tard, devant la commission parlementaire britannique ad hoc, le chercheur tenait un discours inverse : « A court terme, une interdiction aurait des implications négatives énormes pour les moyens de subsistance des agriculteurs et pour la sécurité alimentaire. »
Pourquoi un tel revirement ? « Comme devrait l’être tout bon scientifique, je suis ouvert à de nouveaux éléments de preuves, et mes opinions peuvent changer avec de nouvelles découvertes », répond M. Potts, sans plus de précisions.
Source: Le Monde, 05.05.2014
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/05/05/l-uicn-syngenta-et-le…
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